« Le 24 février, j’étais dévastée » : Anna face à la guerre

EN CAMPAGNE. Anna est née en France de parents ukrainiens. Depuis l’invasion russe, elle se bat pour soutenir son pays et regrette que la classe politique française, en pleine campagne présidentielle, rechigne à affirmer un soutien franc à l’Ukraine.

Cet article fait partie de la série En Campagne, disponible en suivant ce lien.

Pour notre première rencontre, Anna m’a proposé de la retrouver place de la République durant le troisième samedi de mobilisation en soutien à l’Ukraine. Il est 15 heures. Je suis au milieu d’une foule composée d’ukrainophones. Les manifestants, dont beaucoup sont drapés des couleurs jaune et bleu ciel, observent une scène sur laquelle se relaient différentes personnes qui prennent la parole tour à tour en français ou en ukrainien. Alors qu’une jeune réfugiée témoigne des horreurs que sa famille vit à Marioupol, je reçois un message d’Anna : « Je viens d’arriver, je suis sur le côté droit. Je porte un drapeau ». Mais autour de moi, des drapeaux, il n’y a que ça…

Après dix minutes de recherche au milieu de la foule, je retrouve Anna, son drapeau et sa couronne de fleurs, qui s’excuse de son retard avec un grand sourire : « J’étais à la mairie de Versailles où j’habite pour assister à une réunion sur l’accueil des réfugiés. Ensuite, j’ai filé en train et en métro jusqu’ici », m’explique-t-elle avant de me présenter ses amis. Marina, Sergiy, Eugène, Olga sont ukrainiens. Seul Rémy est français : « Avant la guerre, je parlais déjà de l’Ukraine. Ça fait partie de mon identité. Mes amis en France le savent et beaucoup ont décidé de me soutenir ».

Anna est née en France mais ses parents sont ukrainiens. Comme l’Ukraine ne reconnaît pas la double nationalité, elle ne possède qu’un passeport français mais baigne depuis toujours dans la double culture : « On a toujours parlé ukrainien à la maison. Je vais en Ukraine tous les étés pour deux mois. Je me sens autant ukrainienne que française même si en ce moment mon côté ukrainien prend le dessus ».

En décembre dernier, Anna a rendu visite à sa grand-mère de 72 ans, qui habite en Ukraine. Lyuba est rentrée avec elle à Paris alors que les troupes russes s’amassaient à la frontière depuis plus d’un mois. « Heureusement qu’elle est revenue avec nous à ce moment-là parce que je ne suis pas sûr que son cœur aurait tenu avec l’invasion. D’autant qu’elle n’aurait pas pu se déplacer toute seule vers la frontière pour quitter le pays alors qu’il fallait faire des heures de queue. »

« On n’aurait jamais imaginé ça »

À l’évocation du 24 février, Anna qualifie ce jour d’« impensable » : « J’étais dévastée par ce qui se passait. On suivait l’actualité et on se disait avec ma famille : « Ils l’ont fait ». Personne ne s’attendait à ce que ça arrive de cette manière. Je suivais l’actualité toute la journée sur mon téléphone. Les chaînes ukrainiennes sont restées allumées pendant plus d’une semaine. Tout le monde était triste et nerveux à la fois. On écoutait les journalistes assis dans leurs caves. On voyait le déroulement en direct, les connexions réseaux qui coupaient parfois, les sirènes qui sonnaient… C’était horrible ». Car, si sa grand-mère est à l’abri en France, ce n’est pas le cas du reste de famille, toujours à Kiev.

« Émotionnellement, ce n’est pas facile pour ma grand-mère. Son fils est toujours en Ukraine. Forcément, tous les soirs, c’est des pleurs… On essaye d’avoir au moins un contact par jour même s’il n’y a pas beaucoup de réseau dans les caves. On voit qu’ils essaient de ne pas nous transmettre leur stress, mais on s’inquiète. » Alors que les bombes tombent sans interruption sur plusieurs villes du pays, Anna me partage son désarroi face aux images qu’elle voit sur Internet ou à la télévision : « J’étais en Ukraine il y a deux mois… C’est vraiment bizarre de voir des lieux familiers complètement détruits, c’est irréel. On n’aurait jamais imaginé ça. »

Être en France, c’est être en sécurité. Mais c’est aussi être constamment inquiet pour ceux qui sont toujours sur place. C’est la frustration d’avoir l’impression de ne pas réellement pouvoir aider. C’est le déchirement de voir arriver femmes et enfants qui ont laissé leurs hommes derrière eux et dont la vie a été renversée en seulement quelques jours. Face à ce désarroi, Anna et sa famille essayent de se rendre utiles : « Mes parents vont à La Croix-Rouge pour traduire et aider les réfugiés à bénéficier d’une protection temporaire. Moi, je vais où je peux, quand je peux. Que ce soit à l’ambassade ou dans des points de rassemblements humanitaires. À l’ambassade, on est beaucoup plus organisé qu’au début, on gère l’hébergement, l’arrivée des réfugiés, les personnes qui partent combattre en Ukraine… Les premières semaines, j’avais envisagé d’aller à la frontière mais il y avait suffisamment de volontaires. Et maintenant, on ne prend que des personnes qui ont des compétences militaires. Bien sûr, si demain on me demande d’aller chercher quelqu’un, j’y vais sans hésiter ».

« Ça pourrait continuer ailleurs en Europe »

16 heures 30, la sœur d’Anna, Eugénia, et Lorenzo, son copain, nous rejoignent. Eugénia est venue équipée de son appareil photo. Les deux sœurs essayent de relayer et sensibiliser au maximum sur les réseaux sociaux. Anna participe à un compte Instagram qui traduit notamment des informations publiées dans la presse ukrainienne. « Lors de mon dernier voyage, j’avais publié sur mon compte Instagram des questionnaires sur la culture ukrainienne. Quand la guerre a commencé, j’ai eu beaucoup de réactions. De plus en plus de personnes se sont mises à me suivre, j’ai donc continué à communiquer sur ce qui se passait. C’est très efficace car ce n’est pas seulement une guerre physique mais aussi une guerre de l’information. On essaye de communiquer aux Européens le déroulement du conflit. »

Ce qui frappe Anna, c’est le nombre d’Ukrainiens qu’elle a rencontrés depuis le début du conflit : « Je n’ai jamais vu autant d’Ukrainiens à Paris, c’est fou ! Pour cette troisième manifestation, il y a majoritairement des personnes qui parlent ukrainien ». Les semaines précédentes, il y avait plus de monde. Néanmoins, la mobilisation des personnes n’ayant pas de lien direct avec la guerre s’est essoufflée, ce que déplore Anna. « Ce qui se passe en ce moment, ça nous concerne tous. Aujourd’hui, c’est en Ukraine, mais ça pourrait continuer ailleurs en Europe. »

Pour illustrer son propos, elle évoque une vidéo réalisée par le gouvernement ukrainien et relayée sur les réseaux sociaux. Celle-ci montre l’effet que les bombardements auraient eu sur Paris : « Il y a eu des critiques alors que c’était juste pour montrer que ça peut arriver n’importe où. Je me suis toujours intéressé à ce qui se passait en Syrie, au Moyen-Orient… Voir que c’est en Ukraine, c’est choquant et cela montre que la France non plus n’est pas complètement à l’abri ». Toutefois, parmi les manifestants, une majorité fait partie de la diaspora : « Les gens n’ont sûrement pas toujours le temps de venir le samedi, ils ont d’autres choses à faire d’autres préoccupations ».

Autre préoccupation d’Anna : l’élection présidentielle. En ce 19 mars, nous ne sommes plus qu’à trois semaines du premier tour. D’ailleurs, la place de la République accueille le lendemain un meeting du candidat de La France insoumise, Jean Luc Mélenchon. J’en profite pour interroger Anna sur ce candidat qui a la particularité de se revendiquer comme « non-aligné » dans ce conflit : « Je comprends qu’il essaie d’avoir une position diplomatique mais il n’y a pas de gris. C’est soit noir, soit blanc. C’est important de se positionner sur le sujet. Mélenchon a fait une proposition simple pour sortir du conflit : la neutralité de l’Ukraine. Il refuse le droit à l’autodétermination des peuples, un principe démocratique. Refuser de défendre ce droit, c’est refuser l’émancipation des opprimés, ce qui ne peut être dissocié de la guerre actuelle et d’une Ukraine indépendante ».

Alors qu’Anna évoque ce désir de voir des politiques plus engagés sur la question ukrainienne, Raphaël Glucksmann, député européen (Place publique), monte sur scène pour prendre la parole. Il rappelle son soutien aux Ukrainiens et enjoint les pays européens à s’impliquer davantange dans le conflit. Anna traduit à son amie Marina les temps forts du discours du député : « Ce n’est pas une affaire d’Ukrainiens mais d’Européens. Aujourd’hui, à Marioupol, on décide entre la fin de la paix sur le continent européen et la fin de la machine de guerre russe ».

Anna, convaincue, le soutient en scandant avec d’autres manifestants “Президент”[prezedent] « président » en ukrainien. « C’est très bien que des députés se déplacent pour marquer leur soutien, surtout lui ! Je le suis sur les réseaux sociaux et je suis totalement d’accord avec son discours. C’est dommage que les candidats à la présidentielle ne prennent pas de telles initiatives. »

Manifestation sur la Place de la République. (© EDJ Sciences Po)

À 23 ans, Anna participe à sa deuxième présidentielle. Elle compte voter cette année mais ne sait pas encore pour qui. « Forcément, c’est Emmanuel Macron qui en parle le plus mais j’en attends encore plus. Je sais que Volodymyr Zelensky le remercie mais il pourrait en faire encore plus. Notre président est un peu devenu un héros en Ukraine. Un magazine a même écrit qu’il était passé du rire aux armes. C’est devenu un vrai chef de guerre ! Tu vois Macron prendre les armes comme ça ? », me demande en rigolant Anna.

« La guerre n’est plus quelque chose d’hypothétique »

Concernant les autres candidats, Anna a été interpellée par la position de Marine Le Pen qui a refusé de qualifier Vladimir Poutine de « criminel de guerre » et n’exclut pas de s’allier avec la Russie une fois la guerre terminée. Sur ce point, elle se sent plus en accord avec Valérie Pécresse (Les Républicains) qui estime « que la France ne pourra plus être l’alliée de Poutine car il n’est pas digne de confiance ».

Anna espère que les deux finalistes de la présidentielle se positionneront plus fermement sur le sujet. « Peut-être faudrait-il prioriser l’environnement au premier tour et espérer que l’Ukraine soit plus au cœur des préoccupations du second tour, se résigne-t-elle. Les candidats devraient organiser leurs programmes en pensant que la guerre n’est plus quelque chose d’hypothétique ».

18 heures : la manifestation se termine. Les organisateurs appellent à se retrouver au même endroit la semaine suivante. Anna et ses amis prennent quelques photos avec les drapeaux et la statue de la République pour alimenter leurs réseaux et inciter les gens à partager leur cause. Au moment de se séparer devant le métro, Anna m’explique que la guerre a bouleversé ses projets d’avenir. Avant la guerre, elle envisageait de trouver un emploi à Kiev. « Quand j’y étais cet hiver, j’envisageai d’y vivre un ou deux ans pour m’ancrer dans le pays et dans la culture. Avec tout ce qui se passe, ça me donne encore plus envie d’aller là-bas et d’aider à tout refaire. Ce sera très dur et très long, mais j’irai aider à tout reconstruire ! »

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