À Fessenheim privée de nucléaire, des habitants à l’optimisme amer

FRACTURES. Mise à l’arrêt en 2020 sur une décision politique préalable, la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin) catalyse le débat autour de l’atome en France. A l’aube des élections présidentielles, plongée au cœur d’un territoire symbolique du nucléaire français. 

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« On ne nous a jamais demandé autant de pastilles d’iode que depuis l’invasion de l’Ukraine. C’est la première fois que l’on voit ça, lance en souriant Anne-Laure, préparatrice à la pharmacie de Fessenheim. Les gens sont plus inquiets par une guerre nucléaire à des milliers de kilomètres que par la proximité de la centrale. » Les réacteurs font partie intégrante du paysage pour les 2 500 âmes de Fessenheim. Dès l’entrée du village, on distingue au loin les formes du bâtiment EDF niché le long du Rhin. Il veille sur les habitants depuis plus de 40 ans. Pourtant, la peur d’un accident semble n’avoir jamais effleuré l’esprit des locaux. « Tout le monde a grandi avec la centrale et connaît quelqu’un qui y a travaillé. Forcément on s’y est habitué », avance Angélique, vendeuse à la boulangerie Grenacker, située en plein cœur de Fessenheim.

La fermeture du site, décidée en 2012, continue de troubler le calme du village alsacien. Elle est devenue une réalité avec l’arrêt définitif du second réacteur le 30 juin 2020. Symbole d’une énergie qui divise les Français, Fessenheim, la plus vieille centrale nucléaire française, a fait les frais de l’après-Fukushima.

Joël (à gauche), exploite les champs entre la centrale et les dernières maisons du village. ©Valentin Baudry

L’incompréhension reste toujours vive parmi les habitants. À quelques jours de la présidentielle, tous peinent à suivre le positionnement d’Emmanuel Macron, bien souvent désigné comme responsable de la situation. « Ce que je lui reproche, c’est d’avoir poursuivi la fermeture sans jamais réfléchir à une solution de remplacement », s’agace Joël. Cet agriculteur de 49 ans exploite les terres situées entre la centrale et les dernières maisons de la commune depuis plusieurs années. « On ne ferme pas quelque chose qui fonctionne, sans n’avoir aucune alternative ». Sous les lignes à hautes-tensions quadrillant le ciel, Joël cultive du blé, du soja et du maïs. Lui s’inquiète de l’avenir du territoire : « On se prive d’un formidable outil économique. Qu’est-ce qu’il va nous rester ici ? Peu importe les secteurs, on est en train de tout perdre ».

La centrale nucléaire de Fessenheim. ©Valentin Baudry

À quelques centaines de mètres de son champ, sur l’immense parking de la centrale, le constat est identique. Les banderoles contre la fermeture flottent toujours bien en évidence. Peu avides de déclarations, les employés restants avancent la mine résignée vers l’entrée du site. « C’est vraiment la merde », nous souffle-t-on assez crument, avant que la sécurité nous demande de partir. Le temps est à la résignation.

« Une faute politique majeure »

Le sentiment est partagé par Claude Brender, le maire de Fessenheim. Il ne décolère pas en évoquant la fermeture. « C’est une décision absurde, à contre-courant de ce qu’il fallait faire. Monsieur Hollande et monsieur Macron ont fait là une faute politique majeure », assène l’élu, reconduit pour un second mandat en 2020. Il se démène pour tenter de trouver une solution avant qu’il ne soit trop tard. « On sait aujourd’hui qu’on pourra plus que difficilement relancer la centrale. Mais rien n’empêche de faire de Fessenheim un site démonstrateur pour la nouvelle technologie nucléaire française », propose-t-il.

Le maire de Fessenheim, Claude Brender. ©Valentin Baudry

De l’autre côté du site, sur la digue Est qui longe le Rhin, André Hatz mène une lutte à l’opposé. Militant anti-nucléaire de longue date, le retraité de 74 ans bataille contre la centrale depuis sa construction. Ses yeux se portent sur les éoliennes allemandes éparpillées sur la ligne de crête de la Forêt noire. « Si on regarde les Vosges de l’autre côté, on n’en voit aucune, soupire-t-il. Poursuivre dans le nucléaire, c’est s’attacher un boulet au pied avec une énergie du passé. » Observant la centrale, il dénonce tour à tour les problématiques de sécurité, de pollution et de vieillissement du bâtiment, assurant que « la centrale était déjà condamnée. »

Sans être surpris par les positions des habitants et des employés en faveur d’une poursuite de l’exploitation, il aimerait réussir à faire changer les consciences pour sortir définitivement du nucléaire. « Nous faire croire que le nucléaire c’est l’indépendance énergétique française alors qu’on n’extrait pas une once d’uranium chez nous, c’est un mensonge d’État », assène le septuagénaire. Prenant en exemple le modèle allemand, « qui sera sorti du charbon dès 2030 », le militant s’inquiète des positions pronucléaires des candidats à la présidentielle. « Qu’est-ce qui est le plus moche ? Une ligne à haute tension, c’est plus joli qu’une éolienne dans le paysage ? », s’interroge-t-il, les yeux rivés sur les câbles qui partent de la centrale.

André Hatz, président de Stop Fessenheim. ©Valentin Baudry

Mais dans Fessenheim, les positions anti-nucléaires peinent à être entendues. Les tensions entre les militants et les élus locaux sont loin d’être apaisées. « Ils mentent comme ils respirent. Ils sont dans la contre-vérité absolue. Aujourd’hui, il n’y a pas d’alternatives crédibles au nucléaire pour avoir de l’énergie pour tous », martèle Claude Brender. Le maire peut compter sur le soutien de ses concitoyens. Tous aimeraient un retour de l’exploitation du nucléaire.

« Il n’y a jamais eu aucun accident, défend Joël depuis sa parcelle de terrain. Le risque zéro n’existe pas, mais si on ne prend pas de risques, on ne fait plus rien. » Sans se définir comme pro-nucléaire, l’agriculteur ne voit pas comment le territoire pourrait compenser sur le long terme le vide énergétique laissé par l’arrêt de deux réacteurs. Il aimerait pourtant installer des panneaux solaires sur le toit de sa grange. « Le renouvelable je suis pour, mais là ça va me coûter au minimum 150 000 euros et je ne vois pas comment le rendre rentable avant 15 ans. C’est trop long ! » Face à lui, la facilité de production représentée par la centrale apparaît comme une évidence.

La présidentielle, une opération séduction ratée

La question de l’avenir énergétique du territoire est au cœur des enjeux de la présidentielle à venir. Les candidats se sont divisés sur le futur de la centrale, certains souhaitant même une réouverture. Les stratégies de séduction ne semblent pourtant pas toucher les locaux. Sans pour autant envisager l’abstention, les habitants de ce territoire historiquement très à droite – Marine Le Pen était arrivée en tête aux deux tours en 2017 – peinent à se positionner sur les élections. « C’est déjà plié de toute manière. Macron va passer », prévoit Joël, qui a tout de même prévu d’aller voter.

Pour tenter d’orienter les voix, les colleurs se succèdent dans la commune. Les affiches de Jean-Luc Mélenchon remplacent celles d’Éric Zemmour, déjà collées sur celles d’Emmanuel Macron. « On tente de faire entendre notre message », explique Lilian, militant insoumis en train de masquer le visage du candidat de Reconquête avec celui de leader de LFI. « Les pro-Zemmour se cachent et ne viennent qu’à la nuit tombée », raconte-t-il.

Sur les panneaux de la commune, c’est la guerre des affiches. ©Valentin Baudry

La gauche reste néanmoins très isolée à Fessenheim. Les positions anti-nucléaires de Yannick Jadot et de Jean-Luc Mélenchon sont assez largement rejetées. Mais les autres candidats ne parviennent pas à faire leur trou. « Les habitants et commerçants ne se retrouvent pas dans le discours politique national, note Olivier Porcu, gérant du super U de la commune. La priorité doit se penser à l’échelle de la commune. Il y a un décalage entre les besoins quotidiens pour l’économie ici, et les plans politiques des candidats. » D’autant que le revirement d’Emmanuel Macron sur la question du nucléaire a fini par perdre les Fessenheimois. « On s’est sentis trahis. Quand le président a annoncé ce nouveau plan du nucléaire, on espérait un petit mot pour notre centrale. Mais rien du tout. Ça montre bien tout le mépris de ce système », s’exaspère Claude Brender.

Un territoire en pleine relance

L’arrêt de la centrale a stoppé le robinet doré de la commune, entraînant une perte de six millions d’euros pour la mairie. Les élus locaux accusent le coup. « On aurait aimé un soutien de l’État pour faire face à ce manque. Là, on est livrés à nous-mêmes, on s’efforce d’anticiper », explique Claude Brender. Mais les quatre décennies de subventions ont bien aidé. Des terrains de football à la médiathèque en passant par les nouveaux lotissements aux couleurs vives, le village affiche une richesse et un cadre de vie assez exceptionnel. « Pour 2 500 habitants on a un centre commercial, un collège, cinq médecins, trois dentistes, une pharmacie… c’est une vraie chance », se réjouit Olivier Porcu. Tous les ingrédients semblent déjà présents pour relancer le territoire. « Il y a un vrai dynamisme, surtout venant des plus jeunes. On a une explosion de projets depuis le Covid », poursuit-il. Des petites entreprises aux commerçants, la jeune génération de Fessenheim s’est retroussé les manches pour donner une seconde vie à son territoire.

Olivier Porcu, directeur du Super U de Fessenheim. ©Valentin Baudry

Jonathan Guittard, 25 ans, illustre ce renouveau. Le jeune homme a grandi à Fessenheim avant d’en partir pour se lancer dans l’immobilier, une fois le bac en poche. « Quand j’ai claqué la porte de chez mes parents, je ne pensais jamais revenir. Mais c’est devenu un endroit rempli d’opportunités, dans un cadre familier. Tout me ramène ici », sourit-il. Avec trois jeunes associés issus de la commune, Jonathan décide de reprendre en main « Au Bon Frère », l’un des restaurants emblématiques du village, après le départ en retraite des anciens propriétaires. Rouvert en novembre 2021, l’établissement, qui fait également office de bar et hôtel, cartonne auprès des jeunes. « Ça nous tenait à cœur de proposer un endroit où les gamins du village pourraient se rassembler pour faire la fête. On s’est vraiment axé sur la production locale, pour défendre l’identité de notre région », explique le gérant.

Pour lui, la présidentielle est un rendez-vous immanquable : « Les jeunes ici sont mobilisés. On s’est rendu compte qu’on arrive à un tournant, et que cette élection va décider de notre avenir. » Entièrement rénové, son bar-restaurant propose un accueil chaleureux. Les clients défilent tranquillement, venant prendre des nouvelles les uns des autres. Un sentiment d’unité rassemble les habitants. Pour le jeune entrepreneur, aucun doute à avoir : la fermeture de la centrale n’a pas tué la commune. C’est même tout le contraire : « revenez dans dix ans, et vous verrez que la population aura presque doublé ! »

Jonathan Guittard, 25 ans, gérant du restaurant « Au Bon Frère », situé au cœur de Fessenheim. ©Valentin Baudry

À explorer les nouveaux lotissements en construction, on serait déjà tenté de lui donner raison. La perte des subventions n’a pas empêché le développement du village. Les maisons poussent de partout et trouvent facilement preneurs. « On a travaillé à ce renouveau depuis quelques années déjà. On veut diversifier l’activité sur le territoire », souligne Claude Brender. Les logements déjà laissés par les salariés de la centrale ont tous été vendus. Dans les nouveaux quartiers, de nombreuses familles viennent s’installer. Elles viennent de Colmar, de Mulhouse mais aussi d’Allemagne. « La fiscalité est plus avantageuse pour eux ici. Ils peuvent investir dans un village en plein essor, tout en continuant à travailler en Allemagne », raconte Olivier Porcu. La clientèle allemande représente aujourd’hui 14% des acheteurs réguliers de son magasin.

Dans la petite boulangerie d’Angélique, on se réjouit de voir ces nouvelles têtes. « C’est un village en plein essor, bien situé et avec tous les services. Il faut bien que la vie continue ! », sourit la vendeuse. Sous couvert d’un surprenant optimisme général, le hameau alsacien de l’atome continue à vivre, avec ou sans centrale, et se dirige tranquillement vers l’avenir, en dépit des incertitudes sur son futur énergétique.

Reportage de Paul MANDIN et Valentin BAUDRY

Image de tête : Valentin BAUDRY

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