EN CAMPAGNE. Raphaël Challier est sociologue et a publié en avril 2021 Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires. Il y décrit le quotidien des « petites mains de la politique » souvent issues du bas de l’échelle sociale. Essentiels aux partis politiques, ces militants sont pourtant souvent relégués à une position subalterne.
Cet article fait partie de la série En Campagne, disponible en suivant ce lien.
Coller des affiches, tracter sur les marchés, organiser des réunions publiques… Loin des plateaux télévisés, les petites mains des partis politiques travaillent à la victoire de leur candidat à la présidentielle. Ces petites mains, l’École de journalisme de Sciences Po les a rencontrées, dans le cadre d’un projet intitulé « En Campagne ». Raphaël Challier, lui, les a suivis pendant plusieurs années et en a fait un livre : Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires. Le sociologue y décrit toutes les difficultés auxquelles ceux-ci sont confrontés : double journées, désenchantement, burn-out… Des difficultés qui finissent par démobiliser ces petites mains, pourtant indispensables sur le terrain. Car pour ces simples militants, souvent issus des classes populaires, devenir un « professionnel de la politique » est un parcours semé d’embûches.
EDJ Sciences Po : Dans votre livre, vous avez choisi cette expression de « simples militants ». Qu’entendez-vous par là ? Qui sont-ils ?
Raphaël Challier : Les simples militants sont « en bas » de l’ordre partisan, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des professionnels de la politique, ils sont bénévoles. « Simples militants », c’est une expression qui émane des personnes que j’ai rencontrées et qui se présentaient d’elles-mêmes comme « militant de base » ou « militant de terrain ». Elle revenait beaucoup, tous mouvements politiques confondus et renvoyait en premier lieu au sentiment d’occuper une place subalterne, « en bas » du parti. Cette notion m’a beaucoup intéressé parce qu’elle s’entrecroise souvent – même si ce n’est pas toujours mécanique – avec le fait que les militants occupent une position sociale souvent plus modeste que les porte-parole politiques.
EDJ : Vous avez observé ces « simples militants » et vous les avez suivis sur le long terme. Quel est leur quotidien ?
RC : Leur quotidien est d’effectuer le « sale boulot » au sein des partis politiques : les tractages, les collages, les distributions dans les boîtes aux lettres et, plus généralement, toute l’organisation de la convivialité locale autour du mouvement. Ce sont des personnes qui, par ailleurs, ont un métier et d’autres occupations. La politique n’occupe pas l’intégralité de leur vie.

EDJ : Même si vous notez des différences liées au contexte politique ou à la structure des différents partis, un invariant revient dans votre livre : la difficulté d’être un « simple militant » aujourd’hui...
RC : Ces simples militants se retrouvent en quelque sorte pris en étau entre deux expériences négatives. D’un côté, leur expérience au contact des professionnels de la politique qui ont tendance à peu les valoriser, à leur faire faire le sale boulot tout en restreignant leur accès aux responsabilités. D’un autre côté, ils sont au contact en permanence avec des collègues, des voisins, un entourage familial, amical de citoyens ordinaires qui, en permanence, vont leur demander : « Pourquoi donc tu perds ton temps ? ». Sous-entendu : « Pourquoi donc perds-tu autant de temps pour des représentants politiques en qui plus personne n’a confiance ? ». Ils sont donc découragés à la fois par le haut, les responsables du parti, et par le bas, les sociabilités locales.
EDJ : Un travail très fatigant. C’est ce qui ressort de votre livre et de nos rencontres avec des militants.
Oui, car très peu de personnes militent dans un parti politique en France aujourd’hui. Les dernières estimations de l’INSEE montrent qu’autour d’1% des adultes en âge de voter sont membres d’un parti. Il y a donc vite beaucoup de travail, beaucoup de tâches à effectuer et les partis vont avoir tendance à beaucoup demander aux personnes qui s’engagent. C’est très coûteux de s’engager : en temps, d’abord, d’où ce sentiment de burn-out, de vie suspendue qu’expriment certaines personnes que j’ai rencontrées. C’est coûteux aussi en termes matériel. S’investir, se rendre à des meetings dans votre ville, cela veut dire prendre sur ses congés ou pouvoir négocier du temps libre avec votre employeur, ce qui est encore plus difficile si vous exercez un métier subalterne.
Beaucoup n’ont pas d’autre choix que de faire des doubles journées pour reprendre une expression issue de la sociologie du genre. Et puis, bien sûr, c’est aussi se confronter à toutes les tensions qui sont constitutives d’un espace politique conflictuel, hiérarchisé, avec une concurrence parfois féroce, au sein du parti, avec d’autres groupes politiques, et avec des personnes qui ne partagent pas vos opinions.
« Plus un militant est issu d’un milieu populaire, moins il a de chances de se professionnaliser »
EDJ : Pourtant, malgré leur effort et leur dévouement, vous montrez qu’il est très difficile pour ces « simples militants » de devenir des professionnels de la politique, de passer d’un statut de bénévole à celui d’un responsable rémunéré. Pourquoi un tel plafond de verre ?
RC : Le fait que les ouvriers et les employés ne finissent presque jamais promus à la tête des fédérations, ne deviennent pas candidat, encore moins tête de liste, est connu. Mais dans mon livre, j’ai voulu comprendre comment cette sélection sociale se fabrique dans le quotidien des partis. À cet égard, les portraits réalisés par les étudiants de l’École de journalisme de Sciences Po étaient intéressants. On peut y voir que, même si les personnes interrogées sont souvent des non-professionnels, les personnes volontaires pour prendre la parole dans les reportages sont souvent des personnes qui sont déjà assez diplômées. J’ai noté qu’il y avait un certain nombre d’enseignants, notamment. Cela montre que même au niveau le plus local, vous avez déjà une sélection sociale qui se joue à bas bruit. Plus un militant est issu d’un milieu populaire, moins il a de chances de se professionnaliser, plus il aura tendance à rester « simple militant ».
EDJ : C’est-à-dire ?
RC : Les partis ont besoin des simples militants pour recruter des candidats quand il faut boucler une liste aux élections municipales, quand il faut coller les affiches, quand il faut convaincre des électeurs sur les marchés, et donc traduire les arguments du parti au prisme des réalités locales. Ces savoir-faire sont nécessaires à l’implantation des partis. Mais ce n’est pas avec ces savoir-faire qu’on accède à des responsabilités. Quand on monte dans les échelons, même au niveau fédéral, les règles du jeu ne sont plus les mêmes. Les leaders n’ont pas les mêmes préoccupations, pas les mêmes manières d’être ni les mêmes manières de parler. Pour devenir cadre, vous devez être diplômé, vous devez potentiellement pouvoir couvrir tous les événements au sein de la fédération. Cela implique donc une sélection en termes de temps disponible, de ressources culturelles, de sociabilité, tout ce qui fonde la “compétence” politique.
EDJ : Pourtant, notre portrait de Nicolas Bonnet-Oulaldj, qui est passé de « simple militant » à « professionnel de la politique », montre qu’une telle ascension est possible… Est-ce l’exception qui confirme la règle ?
RC : Pas vraiment. Nicolas est effectivement issu d’une famille populaire mais sa mère est syndiquée : ce sont donc déjà des gens qui ont une petite expérience politique. Ensuite, il a fait plusieurs séjours d’études à Leeds ou à Berkeley, ce qui n’est pas le lot majoritaire des personnes issues de milieux populaires en France aujourd’hui. Je ne dis pas ça pour dénigrer le parcours de Nicolas, qui correspond effectivement à une certaine ascension plus « méritocratique« , par le travail militant local. Mais même au sein des militants de terrain et des militants populaires, c’est souvent ceux qui ont des petites ressources qui arrivent à prendre des responsabilités, dès le niveau local.
Par ailleurs, Nicolas milite au Parti communiste français qui reste, parmi les partis de gauche, celui qui représente le moins mal les catégories populaires. Comparé à d’autres organisations, notamment les partis mouvements, vous avez encore au PCF une certaine valorisation du travail militant de terrain et de l’ancrage local, des pratiques plus accessibles aux milieux populaires.

EDJ : Mais compte tenu de toutes ces difficultés, qu’est-ce qui peut pousser les citoyens à s’engager ?
RC : Vous avez énormément de motifs en réalité, de petites gratifications qui incitent à l’engagement. Elles peuvent être extrêmement variées. Pour ne prendre qu’un exemple, au sein du Rassemblement national (RN) d’une petite ville rurale, le collectif de militants regroupait des classes moyennes séduites par la « dédiabolisation » et désireuses d’accéder au conseil municipal, des ouvriers attirés par l’image « anti-système » associée au parti et des précaires, souvent méprisés par les autres habitants, qui voyaient dans l’engagement RN l’occasion de retrouver une « respectabilité« . Vous avez une foule de logiques sociales qui vont pousser les personnes à rejoindre un même groupe politique, même au niveau local.
EDJ : En conclusion ?
RC : La fracture politique est toujours une fracture de classe. Ceux qui sont le plus exclus de la représentation, dans les assemblées ou dans les leaderships partisans, sont systématiquement les personnes issues des milieux populaires les plus modestes, celles qui ont le moins de ressources culturelles, sociales, économiques… La crise de représentation politique, c’est aussi une crise de la représentation sociale. C’est ce qui fait que l’immense majorité des politiques publiques sont aujourd’hui décidées par une toute petite minorité sociale, celle des catégories les plus favorisées.
Propos recueillis par Clara Guillard
Raphaël Challier, Simples militants, comment les partis démobilisent les classes populaires, Presses Universitaires de France, avril 2021, 21 euros.