Au marché d’Aligre, les gauches en scène avant le premier tour

SUR LES MARCHÉS. À l’heure du numérique, tracter sur les marchés peut paraître désuet. Retour sur une campagne à hauteur d’étals, à la rencontre des militants, des commerçants et des habitants.

Un samedi matin au marché d’Aligre (© Gaëlle Nsabyumukiza  / EDJ Sciences Po)

Six heures pétantes. Un son métallique résonne dans la rue encore endormie. « Clic, clic, clic ». Dans la nuit, un homme accroche des ampoules sur un échafaudage de fer. Ses gestes sont rapides, efficaces. Avec son bonnet gris fiché au-dessus d’un sourire franc, on prendrait Mohammed pour un régisseur lumière sur un plateau de cinéma. Partout autour, des dizaines de silhouettes installent d’autres guirlandes dans l’obscurité. « Des clandestins », glisse Mohammed, en jetant de grandes toiles de jute sur les tréteaux. Ses collègues, souvent sans papiers, sont égyptiens, angolais, maliens, sénégalais, tunisiens, marocains… 

Il faudra encore attendre quelques heures pour que les habitués du marché d’Aligre viennent remplir leur caddie. Mais à quelques semaines du premier tour, de nouveaux acteurs font leur entrée en scène : drapés de rouge un peu, de rose beaucoup, de vert surtout. Ils sont nombreux les militants à venir tracter sur cette terre historique de gauche, entre la Bastille et la Gare de Lyon. On y votait PS depuis 2001. Mais aux dernières municipales, coup de théâtre. Réunis derrière Anne Hidalgo, les socialistes et les écolos ont passé un deal. Bien que remportée par le PS, la mairie du 12e a été laissée à Emmanuelle Pierre-Marie (EELV). Alors place d’Aligre, les roses ne sont plus les seuls à battre le pavé. Depuis plusieurs semaines, toutes les gauches y tractent pour leur candidat à l’Elysée. 

Les étals du marché d’Aligre (© Etienne de Metz / EDJ Sciences Po)

Le soleil est levé. Les vendeurs se sont rangés derrière les étals et lancent à la criée des prix défiant toute concurrence. « A la goûte-à la goûte-à la goûte », entend-t-on pour inciter les clients à déguster un quartier de mandarine. Entre les courges et les agrumes, les militants, eux, tentent de vendre d’autres salades : un programme présidentiel. Aux « petits oignons », assure ce militant du NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste). Plus loin, bien installés au seul carrefour ensoleillé de la place d’Aligre, ce samedi de mars, les écolos tendent leurs tracts aux trentenaires encombrés de poussettes, aux habitués installés aux nombreuses terrasses et aux bruncheurs du dimanche. 

Marianne ou l’écologie guidant le peuple

Drapeau vert floqué d’un « Jadot 2022 » fiché dans le sac à dos, Marianne répète sans relâche “Bonjour, l’écologie”. La militante de 32 ans, ex-soutien de la première heure de Benoît Hamon est bien identifiée dans le quartier. Habitante de la circo’ depuis dix ans, elle tutoie David Belliard – un cadre d’EELV – et entend bien impulser une nouvelle énergie à la campagne des Verts. « Les écolos n’ont pas la culture du tract. En plus, les néo-militants ont peur de la confrontation ». D’ailleurs Marianne ne s’aventure pas trop rue d’Aligre côté rue de Charenton. La population y est différente. Les prix aussi. Quand un avocat coûte deux euros la pièce place d’Aligre, on en trouve cinq pour le même tarif de ce côté-là de la rue. Pas sûr que l’écologie y fasse recette.

Les militants EELV venus tracter pour Yannick Jadot. À gauche, David Belliard, cadre du parti. À sa droite, Marianne.
Au centre, Emmanuelle Pierre-Marie, maire du 12e (© Gaëlle Nsabyumukiza / EDJ Sciences Po )

Mais à plus de 10 000 euros le prix moyen du mètre carré, le quartier d’Aligre est devenu un village bobo. Et son marché a cessé d’être l’un des moins chers de la capitale. Baskets Veja et vélos pliables se sont discrètement immiscés entre les étals du marché. Nouveau public, nouvel électorat ? En tout cas les écolos semblent avoir la cote. Poireau dans le tote bag et lunettes de soleil sur le nez, Manon n’a pas l’habitude de parler politique quand elle fait ses courses – bio, évidemment ! Pourtant, l’habituée du marché a pris le tract des Verts. Manon ne s’est “pas encore mis la tête dans les élections”, mais pas de panique ! “Normalement on votera pas par dépit cette année, hein ?”, se rassure cette scénographe.

Manon et Eduardo, habitués du marché d’Aligre (© Gaëlle Nsabyumukiza / EDJ Sciences Po)

En tout cas, elle « adore » l’esprit « cosmopolite » du marché d’Aligre. Son herboristerie aussi, et sa « petite librairie». Que d’autres fréquentent moins. Voire pas du tout, comme Nadia qui était là bien avant tout ça. Pour cette parisienne de naissance, venir à Aligre, c’est papoter avec ses compères du samedi, demander des nouvelles aux commerçants… Ce matin, c’est au stand d’un vieil ami brocanteur qu’elle s’arrête. Conversation du jour ? La limite des 30 km/h en voiture imposée par Hidalgo, que Nadia « ne supporte pas ». Moins critique à l’égard de Jadot, la soixantenaire « ne vote plus PS depuis l’époque des grands hommes ». Comprendre depuis Mitterrand. Enfin surtout celui des débuts. Cette fois, Nadia choisira Emmanuel Macron, dès le 1er tour.

LFI, les habitués du « pavé révolutionnaire »

Pourtant, ils ne sont pas nombreux ici les militants En Marche. On les a vus passer en coup de vent autour de la députée LREM de Paris Laetitia Avia. Une heure de tractage top chrono le dimanche matin, puis direction le bar du Viaduc pour débriefer autour d’un verre. Pas le temps pour les questions, changez de trottoir. Quant à ceux qui n’ont pas encore quitté le PS au profit du parti présidentiel, ils ne se risquent même plus à Aligre. Là encore, passez votre chemin : vous trouverez les bataillons d’Anne Hidalgo sur le marché Daumesnil.

Entrée en scène de LFI. Comme tous les samedis, Edith est venue « battre le pavé révolutionnaire ». Les épaules menues, mais des avis bien tranchés. La gauche selon la supportrice de Jean-Luc Mélenchon ? Une même et grande famille : « On est très fraternels… Enfin sauf avec les écolos qui ont été détestables aujourd’hui ». Comme les autres Insoumis, Edith a droit de cité des confins de la rue d’Aligre jusqu’à l’épicentre de la place. Cette année, ils ont plutôt installé des tréteaux sous la Grille, la brasserie-QG des « prolos engagés ». Sur une grande planche en bois, des prospectus à l’effigie de Jean-Luc Mélenchon, des affiches et même une version imprimée en brail du programme du candidat. Et si les tracts ne partent pas comme des petits pains, pas grave ! L’objectif pour Edith et ses camarades, c’est “d’incarner des idées”. Qu’importe le format.

Edith (à gauche) et Gwen, militantes LFI (© Etienne de Metz / EDJ Sciences Po )
 

En 2015 aux Etats-Unis, le démocrate Bernie Sanders avait séduit les jeunes avec une campagne populaire sur le web. Les Insoumis français s’en sont inspirés. Chaînes Telegram, comptes Twitter et plus récemment Action Populaire, une application made in LFI. Ces nouveaux outils permettent de renouveler un arsenal militant déjà bien rodé. Car Edith et ses camarades n’ont pas besoin de mégaphone. Adapter son slogan à son auditoire, c’est une tactique de vieux briscard.

« Mais au milieu des pink ladies, c’est bien Lili la reine »

Et les vrais vendeurs, les commerçants du marché dans tout ça ? Déjà, leurs conditions de travail sont nettement plus éprouvantes. Lever 3h pour prendre un bus de nuit. Lili, elle, a de la chance. Elle habite sur la ligne D du RER, station Maisons-Alfort. Grande queue de cheval noire et barrettes pour retenir sa frange, elle est l’une des seules femmes à vendre sur le marché. Dès 5h tous les matins, la trentenaire replante les étiquettes de prix des douze sortes de pommes qui roulent sur son étal. Clochardes, reinettes, goldens… Mais au milieu des pink ladies, c’est bien Lili la reine. Elle qui dit fièrement être « la seule Chinoise d’Aligre » règne sur une petite cour de fidèles : Anne-Laure, Claire, Marine… Ses clientes insistent pour que Lili les tutoie et les appelle par leurs prénoms. La vendeuse a même leurs numéros. “Je te mets quoi cette fois-ci ma puce”, aime-t-elle leur lancer. 

Quand il fait trop froid, Lili allume des bouteilles de gaz pour réchauffer sa forteresse de fruits et légumes impeccablement alignés. Mais pour son prochain repas de la journée, il faudra attendre 15h30, une fois le marché terminé. Alors pendant les heures creuses, elle laisse le stand à son patron et s’en va attraper un thé et un croissant à la boulangerie voisine. Mais cela ne la gêne pas de commencer plus tôt. Ça lui laisse du temps pour voir son fils après l’école.

Et ce n’est pas le ballet des politiques qui déviera Lili et son patron Michel de leur tâche. “Pour eux, un marché c’est pas un gagne pain », s’agace ce dernier en replaçant les fenouils de ses mains abîmées et poussiéreuses. A l’entendre, les élus ne pointent le bout de leur nez qu’en période électorale. Tiens, voilà d’ailleurs la maire du 12e entourée de son équipe écolo. Cachée derrière son masque en liberty, Emmanuelle Pierre-Marie vient prospecter. Un manège qui ne perturbe pas non plus le trajet tout tracé des « mamans algériennes ». 

Lili, vendeuse au marché d’Aligre (© Etienne de Metz / EDJ Sciences Po)

 

La citoyenneté, une affaire de « carte »

Clientes modestes, ces mères de familles installées à Paris depuis les années 80 font leurs courses d’un pas feutré. Leur créneau habituel ? Le vendredi matin, 10h. Agrippées à leurs chariots, elles viennent au marché… pour faire leur marché. Edith, l’Insoumise, les croise souvent. Mais aucune ne s’arrête pour parler politique. « Elles disent qu’elles n’en ont pas le droit, qu’elles ne sont pas considérées comme Françaises ». Il y a bien sûr la barrière de la langue. Et celle de la citoyenneté surtout. Dans son portefeuille rouge assorti à son sac à main en cuir, Zineb n’a pas le passeport tricolore. Pour cette Algérienne « née il y a soixante-six ans dans un département français », Aligre n’a plus aucun secret. Pourtant elle n’ira pas aux urnes le 10 avril prochain. Zineb a « la carte de résidence » mais pas « la carte de nationalité ».

Zineb, fidèle du marché d’Aligre ( © Gaëlle Nsabyumukiza / EDJ Sciences Po )
 

Il y a peu de temps, on l’a appelée pour la lui proposer. « Je crois que je vais le faire », glisse-t-elle en payant un kilo de courgettes qu’elle préparera pour le déjeuner. Dans sa cuisine, là où elle a quand même soigneusement collé les affiches de chaque candidat à la présidentielle. Même si la seule à ne pas avoir le droit de vote dans la famille, c’est elle. Ses enfants l’ont et son mari est français.

Mohammed, Nadia, Lili, Zineb. Une fois passée l’effervescence des débats et repliés les tracts des comédiens, eux seront toujours là. Même si à quelques jours du scrutin, les militants répètent encore leur ultime tirade. Place d’Aligre, l’acte final est en train de se jouer. 

Résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 
dans le 11ème arrondissement de Paris :

Mélenchon : 36,26 %
Macron : 32,84 %
Jadot : 10,25 %
Zemmour : 4,99 %
Le Pen : 4,28 %
Hidalgo : 2,91 %
Résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 
dans le 12ème arrondissement de Paris : 

Macron : 32,81 %
Mélenchon : 31,81 %
Jadot : 8,6 %
Zemmour : 7,1 %
Le Pen : 6,02 %
Hidalgo : 2,79 %

Etienne de Metz et Gaëlle Nsabyumukiza

1 commentaire

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s