FRACTURES. 32, 35 ou 39 heures de travail hebdomadaire ? Les candidates et candidats à la présidentielle en débattent. Patrice, livreur pour Uber Eats, ne s’est jamais vraiment posé la question. Il travaillait jusqu’à douze heures par jour pour à peine plus de 40 euros… avant de découvrir que son compte était bloqué.
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« Ce compte est bloqué. Contactez l’assistance si vous pensez qu’il s’agit d’une erreur. » C’est par ce message affiché sur l’appli Uber Eats de son téléphone que Patrice apprend qu’il ne pourra pas travailler aujourd’hui. Muni de son sac isotherme, il était pourtant prêt pour une nouvelle journée de travail.
12 heures de travail, 7 jours sur 7
Comme presque chaque jour, un peu avant midi, Patrice pédale depuis Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) jusqu’à la station de métro Pigalle à Paris pour livrer des repas dans le quartier. Il peut jusqu’alors espérer empocher 30 à 40 euros par jour. Les week-ends, les commandes sont plus nombreuses. La recette peut avoisiner les 100 euros tout au plus.
Sur son vélo bleu, Patrice prend chaque livraison que l’application lui propose, entre 11 heures et minuit, parfois même jusqu’à 1 heure du matin. Patrice doit adapter ses horaires aux commandes. « Elles ont surtout lieu entre 11 heures et 12 heures, et après 22 heures le soir », nous explique-t-il.
Patrice subit le rythme de travail imposé par la plateforme de livraison de repas. En travaillant une douzaine d’heures par jour, bien souvent 7 jours sur 7, le jeune livreur est sur un rythme d’environ 80 heures de travail hebdomadaire. Impossible pour lui de lever le pied ; il lui faut réunir quelques dizaines d’euros par jour pour se nourrir.
Un réfugié débouté du droit d’asile
Assis sur un banc public du boulevard de Clichy, Patrice a le sourire aux lèvres. Pourtant, nous comprenons peu à peu qu’il dissimule un malaise… « Je suis perdu dans ma tête », répète-t-il plusieurs fois. Selon lui, son compte a été clôturé définitivement. « Je ne pourrai plus jamais travailler pour Uber Eats, j’ai perdu mon emploi », annonce Patrice, dépité.
Avec la géolocalisation, la plateforme a repéré que son compte a été utilisé par deux personnes en même temps. Il explique la situation : « On ne faisait pas tous les deux des courses ! Je suis le seul à livrer. Mon ami m’aide simplement à gérer mon compte parce que je ne lis pas le français. »

Originaire du Burkina Faso, cet ancien éleveur de chèvres a quitté son pays en 2019, après avoir été kidnappé par un groupe terroriste. Aujourd’hui encore, Patrice – son nom francisé – semble traumatisé par ce moment. Pendant un mois et demi, il a été enfermé avec deux autres otages. Un soir, Patrice réussit à s’enfuir.
Après s’être arrêté dans plusieurs pays africains, il traverse la Méditerranée pour trouver refuge en Europe, fin août 2021. En Italie, les autorités prennent ses empreintes. Mais Patrice prend la direction de la France. « C’est mon deuxième pays », reconnaît le réfugié en souriant.
« Uber Eats, c’était mon seul espoir »
Patrice est amer. Sa demande d’asile en France est déboutée. Il espérait être mieux accueilli et ne s’attendait pas à vivre illégalement dans un squat à Aubervilliers avec d’autres sans-papiers.
Il déplore également la précarité du métier de livreur. Quand il enchaîne les courses à vélo, il ressent des douleurs aux jambes et au dos. Il souhaiterait investir dans un vélo électrique ou un scooter, mais encore une fois, il manque d’argent.
Patrice doit également se confronter à une clientèle pas toujours aimable. Quand il livre en appartement, les clients lui demandent souvent de monter leur repas au pas de porte. « Un jour, un homme ne m’a même pas adressé un mot : il a juste tendu le bras pour que je lui donne son plat. C’est comme si je n’existais pas. » Malgré ces attitudes, Patrice doit les accepter afin de garder une bonne notation sur Uber Eats et attirer des clients. « Je dépends des étoiles de la plateforme », affirme-t-il.
Uber Eats était son seul moyen de gagner de quoi se nourrir et d’acquérir une stabilité financière. « C’était mon seul espoir pour gagner ma vie », nous avoue-t-il. Nous tentons de le rassurer avant de le laisser sur le banc, perdu.
Sarah Hamny et Hugo Coignard
Image de tête : Hugo Coignard