SUR LES MARCHÉS. À l’heure du numérique, tracter sur les marchés peut paraître désuet. Retour sur une campagne à hauteur d’étals, à la rencontre des militants, des commerçants et des habitants.
Le marché de Saxe-Breteuil, une terre Pécresse ? Au fil de la campagne présidentielle, le fief républicain se voit menacer par les militants macronistes et zemmouriens.

( © Justine Wild / EDJ Sciences Po )
« Vous n’avez pas oublié une mangue la semaine dernière, vous ? Si ! Alors prenez-là ! Ici, on n’est pas à 9€ près. » Au marché Saxe-Breteuil, un marché d’habitués dans l’un des quartiers les plus chers de Paris, clients et commerçants se connaissent bien. « Un village », disent certains. Un village, désormais contraint à la résistance contre l’envahisseur. Les Républicains y font figure de Gaulois, installés depuis des décennies. La maire du 7e arrondissement, Rachida Dati, a été réélue en 2020 dès le premier tour. Dans le 15e arrondissement, versant sud du marché, la carte électorale se drape de la même couleur, bleue. Mais pour combien de temps encore ? Lors des législatives de 2017, c’est Gilles Le Gendre, soutien d’Emmanuel Macron, qui a raflé le siège longtemps occupé par François Fillon.
Ce samedi de mars, en pleine campagne présidentielle, le marché se fait terre de tractage. Dans l’allée centrale, une douzaine de militants sont venus défendre les idées de Valérie Pécresse. Comme Christophe, bardé de logos du PSG, le visage dissimulé derrière un masque « Ici c’est Paris ». « Elle a fait deux milliards d’économies pour la région. Quand elle dit quelque chose, elle le fait », assène ce salarié de la région Ile-de-France. Tellement convaincu qu’il est venu tracter avec sa fille Cassandra. À dix ans, l’écolière vit déjà des week-ends très politiques : « c’est rigolo, mais parfois, on nous dit non. »
« Voter Zemmour, c’est voter Macron. » Ce samedi, c’est aussi jour de tractage pour la républicaine Agnès Evren. Élégante en jean-baskets, la députée européenne est abordée. Et abordable. Il faut dire qu’elle connaît bien le quartier : elle a été élue du 15e arrondissement. Historiquement, ici on a toujours voté à droite. Les passants lui reprocheraient presque de perdre son temps, lorsqu’elle leur tend un tract à l’effigie de Valérie Pécresse. « Dans le 7e, on vote LR », reconnaît Mathias, jeune militant de Reconquête, posté non loin. Oui, mais de moins en moins. De quoi donner des forces aux partisans d’Emmanuel Macron et d’Eric Zemmour, très présents à l’entrée des allées marchandes, et plutôt bien reçus par les badauds.
Méfiance tous azimuts
La place centrale du marché, c’est la tranchée des militants LR. Campé entre deux rangées d’étals, tracts bleus à la main et mocassins aux pieds, Olivier Well l’assure : « Il faut quand même lutter. Car ici, les candidats tiennent dans un mouchoir de poche. » Encarté chez les Républicains depuis quarante ans, le septuagénaire a connu des tractages plus faciles.
S’étirant entre la tour Eiffel et la tour Montparnasse, le marché Saxe-Breteuil est devenu l’épicentre parisien de la guerre des droites. Elles se disputent son territoire. Et son électorat. Les tracts d’Éric Zemmour ciblent ouvertement Valérie Pécresse. Réciproquement, les éléments de langage des partis traditionnels s’en prennent aux discours de l’extrême droite. Entre les deux, les clients assument passer d’un vote à l’autre. Les fidèles de LR croisent les déçus de Sarkozy, désormais séduits par les idées d’Eric Zemmour.
Face à ce floutage des lignes, les militants sont d’autant plus vigilants. Jusqu’à un casting serré de ceux envoyés sur le terrain. Génération Z, le mouvement dit des jeunes avec Zemmour, assume « filtrer » scrupuleusement ses nouveaux adhérents, les soumettant à toute une batterie de tests. Formulaire en ligne, inspection des réseaux sociaux, échanges par sms… « Le but, c’est de s’assurer que l’on ne soit pas infiltré, confie Foucauld, ex-filloniste âgé de 21 ans. « Beaucoup de gens essaient de s’immiscer dans notre organisation pour déjouer nos stratégies », assure cet étudiant, un brin parano.
Toutefois, si à Reconquête, on reste vigilant sur les infiltrés, on n’aurait pas peur de recruter hors des frontières de la politique. Jusqu’à faire appel à des hôtesses rémunérées pour tracter, et surtout, diversifier des troupes trop masculines. C’est ce que nous confie Manon, une trentenaire militant pour Emmanuel Macron. Rien d’illégal. Mais pas très « fair-play », ni « cordial ». « De toute façon, ils ne respectent aucune règles » poursuit la jeune femme. « Ils font de l’affichage sauvage partout alors que c’est interdit. Ils se sentent au-dessus des lois. »
Chez LR, doutes et divisions
Du côté des militants Républicains, pas de risque d’infiltration. Ce sont les divisions internes qui menacent. «J’ai rêvé qu’à l’annonce du premier tour, Xavier Bertrand se réveillait en disant, ça y est, j’y vais, je dois gagner !», rapporte une militante à son camarade de tractage. « C’est impossible, reconnaît-elle, mais je suis sûre que Bertrand nous prépare quelque chose ». Un rêve prémonitoire ? Pour la sexagénaire, c’est certain : « Il attend son heure pour se mettre en valeur. Bah oui. Parce qu’il n’a pas envie d’être un toutou. Il est orgueilleux ». Son ami acquiesce. Une défaite à la primaire ne préserve pas d’ambitions futures.
Foulard au vent, Agnès Evren surgit une nouvelle fois des étales : la députée européenne est en fait présente presque chaque semaine sur le marché. Ce jour-là, elle est avec Frank, un ingénieur qui se présente comme « un ami d’une autre vie ». On n’en saura pas plus… « L’accueil est plutôt bon parce qu’on a mis des militants fidèles à notre droite qui a donné cinq présidents à la France », se targue la proche de Valérie Pécresse. « Ça tracte bien ici mais je ne sais pas si le cœur y est », nuance son acolyte. « On peut toujours rêver à une surprise mais ici on est en terres LREM de droite ». L’homme ne se berce pas d’illusion. Il sait que sa candidate a peu de chance d’être élue. « Regardez le contexte : la campagne n’existe pas et Valérie Pécresse, malgré un programme très bien construit, n’a pas imprimé ». Les législatives à venir ? Il les appréhende déjà. « Ici la République en marche va sans doute faire réélire des députés dans la foulée de la présidentielle ». « Heureusement, pour gouverner, il leur faudra une majorité», se console Agnès Evren.
Autant d’aspérités que l’on tente de lisser pour donner l’image d’un parti uni, qui ne laissera rien passer. Et surtout pas la gauche.
À gauche, échec ou défaitisme
Grande absente des allées marchandes, la gauche peine à ouvrir une brèche dans la défense ennemie. Seule Europe Ecologie Les Verts (EELV) affiche une présence intermittente. « Les gens sont contents de ne pas voir seulement la droite raciste », assure Arnaud, encarté depuis ses dix-huit ans. « C’est le parcours du combattant. Vous avez traversé les fachos, vous êtes arrivés à l’écologie », lance Ève aux passants qui la dépassent en l’ignorant.
« Un sujet de discorde »
À quelques jours du premier tour, l’élection présidentielle est partout. Sur les tracts qui jonchent le trottoir, dans les discussions avec les commerçants. Une effervescence les agace parfois. « Ils me font chier ces militants, qu’ils me laissent bosser. Qu’ils s’en aillent, ça sera mieux pour l’équilibre de la France », lance un marchand de bric et de broc lorsqu’un militant LR s’approche trop près de son étal.
Voix forte et gestes amples, Mylène vend sur de nombreux marchés parisiens. Ses bijoux ? « Ils se vendent mieux quand il fait beau ». Mais surtout, quand il n’y a pas trop de militants. « Ils alpaguent les gens, alors ceux-ci sont pressés de partir. »

( © Zacharie Legros / EDJ Sciences Po )
Boulanger présent chaque semaine à Saxe, Éric a déjà vu passer plusieurs campagnes de tractage. « A chaque élection, les politiques viennent te serrer la main et après, tu ne les revois plus ». Pour lui, commerce et politique ne font pas bon ménage. « Commerce et foot non plus d’ailleurs !» précise-t-il. Alors il évite. «Deux sujets de discorde ».

( © Zacharie Legros / EDJ Sciences Po )
« Sataniste ! »
Dans cette bataille menée par les soutiens de Valérie Pécresse, la guerre en Ukraine leur a plutôt ajouté une épine aux pieds. « Beaucoup disent que le Président sortant est une valeur refuge », se désole Agnès Evren. « Mais on se bat ».
« On », se bat surtout contre Macron. Car les militants macronistes en sont certains, le Président-candidat marque des points au centre-droit. « Cette frange LR se reconnaît plus en Macron qu’en Pécresse qui elle tend vers Ciotti, Wauquiez, l’extrême droite, Valeurs actuelles et tout », observe Manon.
D’ailleurs, dans ce fief de la grande bourgeoisie, les militants pro-Zemmour n’ont guère la côte. Doudoune siglée sur le dos et sneakers blanches aux pieds, Mathias en a fait les frais. Cette présidentielle est son premier engagement politique. Le déclic a lieu lors d’une galette des rois, organisée en janvier par Génération Z dans son quartier. « Même si je n’ai pas eu la fève. Je ne l’ai jamais ».
Pour son premier vote, aux européennes de juin, il avait préféré le Rassemblement National. Sa famille, comme ses amis de l’université Dauphine, partagent les mêmes idées. Mais ailleurs, il préfère rester discret. «Pour les études, et le travail surtout. Pour draguer aussi, j’évite d’en parler au premier rendez-vous ».
Sur la très chic avenue de Saxe, soutenir Zemmour expose aux railleries. A l’insulte parfois. « Le pire qu’on m’ait dit, c’est sataniste ». Dans ces cas-là, les consignes sont claires : rester avenant. « On répond juste Bonne journée Madame ».
Résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 dans le 7ème arrondissement de Paris : Emmanuel Macron : 48,47 % Éric Zemmour : 13,92 % Valérie Pécresse : 13,53 % Jean-Luc Mélenchon : 9,73 % Marine Le Pen : 5,27 % |
Résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 dans le 15ème arrondissement de Paris : Emmanuel Macron : 40,26 % Jean-Luc Mélenchon : 20,6 % Éric Zemmour : 9,79 % Valérie Pécresse : 9,72 % Yannick Jadot : 6,98 |
Zacharie Legros et Justine Wild
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